« Un diamant enfoui dans la boue. » C’est ce que découvre, selon ses propres termes, Jean-Pierre Savare en 1984 lorsqu’il prend la décision de racheter une partie de l’imprimerie Oberthur, à cette époque en difficulté. Profitant d’un congé sabbatique, ce cadre de la BNP s’engage à 47 ans dans une aventure extraordinaire, celle d’un autodidacte du fiduciaire qui deviendra capitaine d’industrie en faisant renaître de ses cendres une entreprise séculaire.


Oberthur Fiduciaire : une odyssée entre prestige et modernité
Tout commence en 1842 quand un alsacien maître imprimeur et lithographe, François-Charles Oberthur, fonde une imprimerie dans la capitale bretonne, à Rennes. L’affaire se développe rapidement grâce à l’impression de produits millésimés (agendas et calendriers) qui connaissent un franc succès dans le pays. En 1854, prenant le relais de l’imprimerie Mary-Dupuis, François-Charles Oberthur édite l’almanach des Postes qui sera distribué par les facteurs pendant des décennies dans chaque foyer français. Il acquiert ensuite les savoir-faire qui lui permettent de se diversifier dans l’impression de labeur (impressions de livres scolaires et d’encyclopédies) et l’impression fiduciaire (actions, obligations, chèques).

La renommée de l’imprimerie bretonne est telle que le président de la République, le maréchal de Mac-Mahon, fait d’Oberthur une étape de son déplacement officiel à Rennes le 19 août 1874. En 1905, l’imprimerie édite le Répertoire des couleurs pour aider à la détermination des couleurs des fleurs, des feuillages et des fruits qui a longtemps été une référence dans l’appellation des teintes. Après la mort de François-Charles en 1893, l’imprimerie est reprise par ses deux fils.

Ce n’est qu’au début de la Deuxième Guerre mondiale, en 1940, que la banque de France qui rencontre alors des difficultés d’approvisionnement fait appel à l’entreprise pour l’impression de billets de banque. Dans la tourmente du conflit, Oberthur traverse une étape-clé de son développement et acquiert une part du savoir-faire tant artisanal que technologique, qui fait encore sa renommée aujourd'hui. Oberthur devient alors une des plus grosses imprimeries françaises et emploie jusqu’à 1400 personnes. Les derniers membres de la famille Oberthur, Jean et Marthe Cartier-Bresson, quittent cependant la direction de l’entreprise à la fin des années 60. Celle-ci doit ensuite faire face à de graves difficultés financières tout au long des années 70, jusqu’à ce que l’imprimerie dépose le bilan en mars 1981 avant d’être liquidée en novembre 1983 dans un climat social tendu. Durant l’hiver qui suit, il ne reste plus que 50 salariés sur le site de Rennes et le chiffre d’affaires de l’entreprise s’est réduit en peau de chagrin à quelques centaines de milliers d’euros. L’histoire d’Oberthur aurait pu s’achever début 1984 sur une page blanche.

Cela aurait été sans compter la clairvoyance de Jean-Pierre Savare qui mesure d’emblée le potentiel de l’activité d’imprimerie fiduciaire. Il la rachète pour un franc symbolique et crée François Charles Oberthur Fiduciaire… faisant de nombreux sceptiques à commencer par son banquier. Ce dernier peut aujourd’hui dormir tranquille, puisque le groupe fait désormais partie du top 3 mondial des imprimeurs de billets.

« Lorsque j’atteindrai 100 millions de chiffre d’affaires, je prendrai ma retraite » envisageait Jean-Pierre Savare au début de son aventure. Pour atteindre cet objectif, la petite PME familiale place d’emblée la sécurité et la protection au cœur de son business et connaît une progression exceptionnelle. Le groupe s’appuie sur deux métiers historiques : l’imprimerie de haute sécurité (l’impression de papier monnaie, de timbres, de titres) d’une part et d’autre part les loteries et les jeux instantanés (cartes à gratter). François Charles Oberthur fiduciaire se pose ainsi comme l’héritier direct de l’entreprise d’origine. Un digne héritier puisque l’entreprise prospère et dépasse en quelques années le cap des fameux « 100 millions de chiffres d’affaires » fixé par Jean-Pierre Savare pour revendre l’affaire. Devenu « industriel par hasard », il choisit de le rester par passion et finit par attraper le virus des affaires. Sous sa férule, le groupe met en œuvre une stratégie de développement pragmatique et ne cesse de s’étoffer. Il connaît une croissance organique exceptionnelle et réalise en 25 ans l’acquisition de 8 sociétés dont 6 étrangères. Sur la même période, il se démultiplie en plusieurs filiales et crée de nouveaux sites de production à travers le monde.

A la fin des années 80, saisissant d’emblée les potentialités des nouvelles technologies, Jean-Pierre Savare et ses équipes associent l’activité d’origine à celle de la carte à puce en créant une entité dédiée: Oberthur Smart Cards. En 1997, le rachat du britannique De la Rue renforce ce segment et Oberthur devient le premier fabricant français de cartes intelligentes : cartes bancaires, porte-monnaie électronique, cartes de fidélité, télécartes etc.

« La tradition au service de l’avenir », telle pourrait être la devise du groupe qui possède pour chacune de ses activités une cellule de recherche-développement. « L’évolution de notre planète est rapide, tout change en permanence, rien n’est acquis. Nous sommes contraints de nous adapter constamment et de raisonner au niveau mondial. Ceci est notre force » explique Jean Pierre Savare qui souligne les capacités de ses équipes à conjuguer l’artisanat de pointe, la créativité et la haute technologie.

En 2011, le groupe entame un virage stratégique en cédant pour 1,15 milliard d’euros son activité de cartes à puces et son activité « identité » (fabrication de documents d’identité) au fonds américain Advent, ce qui représente près des trois quart de son chiffre d’affaires. Cette opération permet à Oberthur Fiduciaire de pouvoir compter sur des moyens financiers importants pour soutenir sa croissance et envisager de nouvelles opportunités de marché.

Depuis 2008, le groupe est dirigé par le fils de son fondateur, Thomas Savare par ailleurs président du Stade Français. S’inspirant des valeurs du rugby pour manager ses équipes, il va à l’essentiel et concentre 90% de l’activité du groupe sur l’impression de billets de banque, secteur dans lequel il est le troisième acteur privé, et désormais challenger du géant allemand Giesecke & Devrient.

La stratégie réserve sans nul doute des lendemains heureux à l’entreprise puisque les revenus liés aux billets de banque ont bondi de 50% en 2010. Oberthur Fiduciaire dessine et imprime les billets de banques de 70 pays dans le monde. Les billets de 5 euros que nous avons dans nos portefeuilles ou ceux de 200 pesos uruguayens sont réalisés à Chantepie près de Rennes. Le reste de l’activité est dédié à la production de systèmes de protection de cash, telles que des valises intelligentes qui détruisent leur contenu en cas d’attaque ou des distributeurs qui inondent d’encre les billets que l’on tente d’extraire. Cette activité limitée à la France et à la Belgique représente environ 9% du chiffre d’affaires.

Oberthur Fiduciaire est devenu le symbole de capitalisme familial innovant et attaché à son histoire, propulsé au sommet de la compétition mondiale. Qui aurait pu prévoir qu’une des branches de l’entreprise rennaise, à genoux il y a 30 ans, allait connaître un tel changement de fortune ? Personne. On peut s’attendre en revanche à ce que l’odyssée entamée il y a 150 ans par un modeste imprimeur fasse encore couler beaucoup d’encre !